La prévention spécialisée est productrice d’une action éducative en direction des publics pré-adolescent, adolescent et post-adolescent des quartiers sensibles. Or, ces quartiers se caractérisent par des indicateurs socio-économiques particulièrement désastreux. Ces caractérisations permettent de dire que les quartiers qualifiés de sensibles, le sont surtout à cause de la paupérisation, qui les gangrène peu à peu.
Dans ce contexte socio-économique difficile, il n’est pas possible que la prévention spécialisée fasse l’économie de la compréhension des nouvelles réalités sociétales, et d’autant moins que les hommes se distinguent par une qualité spécifique : ils sont des êtres d’échanges de biens, sur les plans économiques, symboliques et sexués. Ceux qui sont délibérément maintenus en dehors des échanges de biens n’ont parfois pour survivre d’autre solution que de se réfugier dans des productions d’échanges de maux. Celui qui ne possède pas les moyens du bien possède-t-il au moins ceux du mal. Les mots ont ceci de fabuleux qu’ils rangent de facto dans le registre de la morale les divers types de productions d’échanges, définissant par conséquent un axe du bien et un axe du mal.
Ainsi, le trafic de substances toxiques illicites met en évidence entre celui qui cède et celui qui acquiert une production d’échanges de maux, sur le plan économique. Le comble pour celui qui cède est sans doute de pouvoir accéder, à terme, à force de cessions, à un bien économique telle que la BMW, en ayant eu recours au mal, au regard de notre manière d’envisager les divers positionnements sociétaux. Il s’inscrit de cette façon dans un univers de signes et de symboles valorisés car la voiture au volant de laquelle il roule est le symbole même de la réussite sociale. Le prix de cette voiture est prohibitif pour qui est tenu en dehors du grand marché des échanges de biens, c’est-à-dire notamment les héritiers des classes laborieuses durement touchés par le chômage depuis le début des années 1980.
Dans le registre des échanges de maux, les productions ne demandent qu’à être minutieusement listées. Dans les quartiers de la paupérisation, elles ne manquent pas d’expressions qui favorisent de nouveau l’identification, comme au XIXe siècle, des classes laborieuses avec les classes dangereuses. Il n’est évidemment pas possible de réaliser une image rapide du spectre des productions et des positions dans le spectre des possibles.
Cependant, les éducateurs de prévention spécialisée autant que les cadres des associations doivent prendre la mesure des transformations sociétales actuelles s’ils désirent maintenir l’efficacité de leur action et l’adapter dans la mutation structurelle qui s’opère. En effet, les éducateurs en relation directe avec les jeunes perçoivent les besoins sans toujours comprendre les nouvelles réalités des territoires sur lesquels ils interviennent. Si les problématiques de terrain leur apparaissent désormais familières, ils ne saisissent pas forcément l’ampleur des mutations sociétales, ce qui les protège d’autant moins des feed-back négatifs dont les jeunes ne manquent pas de les accabler. A la familiarité des problématiques pour les uns s’oppose l’incompréhension des directeurs d’association dont l’éloignement du terrain contribue peu à la connaissance des mutations sociétales. Les rapports parfois tendus et difficiles entre les directeurs et les éducateurs sont souvent corrélatifs aux feed-back négatifs qui trouvent à resurgir dans le décalage des représentations, des vécus, des ressentis, des enjeux. Travailler sur ces décalages est une nécessité impérieuse.
Aux relations internes dans l’association qui peuvent être conflictuelles, il convient d’ajouter les relations externes, notamment avec les élus, qui ne sont pas moins complexes à gérer pour les cadres dirigeants. Les demandes de lisibilité et de visibilité des actions réalisées, celles concernant de nouvelles manières d’intervenir, sans omettre les besoins de résultats tangibles sont autant de pressions que les élus et les financeurs démultiplient dans un contexte socio-politique qui nécessite des moyens de lecture pour penser et adapter les diverses formes de l’intervention sociale en direction des populations fragilisées.
Les éducateurs doivent repenser les réalités de terrain afin de construire des liens aux usagers plus subtils, dans le but de produire du changement social, conformément à leur philosophie de l’action sous tendue par un sens et des valeurs qui traversent l’histoire du champ et qui ne se distinguent guère de l’époque de Paul Henry Chombart de Lauwe, c’est-à-dire celle des pionniers.
Les capacités de rendre lisibles et visibles les actions de terrain incombent aux cadres qui se doivent de construire les outils adéquats pour faire comprendre aux élus les réalités sociétales nouvelles qu’ils ne saisissent pas et qu’ils n’ont pas les moyens de saisir. Dans cette perspective, l’observatoire social des quartiers, les cellules de veille, les groupes relais sont autant de moyens à destination des communes pour révéler l’expertise de la prévention spécialisée, pour construire une vision dynamique des quartiers et nécessaires pour lutter contre les effets tragiques de la paupérisation croissante de ces quartiers. De plus, les communes pourraient être désireuses de leur implantation, car ces outils sont propices à l’élaboration d’une politique de la ville plus efficace, plus efficiente.