La lutte contre l’insécurité est l’une des priorités des politiques actuelles. Mais la solution principale qui est adoptée est de désigner des responsables, et de les sanctionner. Cela se fait avec un discours incantatoire, où l’effet d’annonce et de spectacle l’emporte sur la résolution réelle des problèmes.
Les répliques à cette politique sont connues : pourquoi sanctionner des personnes pour leurs délits, sans prendre en compte le fait que leurs droits élémentaires, pourtant reconnus par les lois, ne sont pas réellement mis en oeuvre (droit à l’éducation, au travail, à un revenu, au logement, à la santé...) : parfois enfreindre la loi ou vivre dans la marginalité totale ne sont plus que la conséquence implicite de tous les échecs des tentatives pour s’inscrire dans la loi. Pourquoi ne pas s’attaquer en priorité au fait que certains ghettos sont devenus des zones de non-droit (l’autorité publique ne cherche même plus à être présente), en même temps qu’elles devenaient des zones de non-droits (les droits évoqués plus haut ne peuvent plus s’exercer) ?
Pour ma part, je voudrais insister ici sur le fait que cette politique sécuritaire et sa présentation démagogique introduisent une rupture dans l’analyse de la marginalité et/ou de la délinquance, et plus généralement des problèmes sociaux, qui s’est construite progressivement depuis la guerre ; et en conséquence, cela aboutit à rendre incompréhensible le travail effectué par les professionnels et l’ensemble des structures administratives et associatives.
L’ordonnance de 1945 avait introduit une double réponse de la société et des professionnels, vis-à-vis des jeunes délinquants : d’une part, la sanction pénale en réponse à l’acte délictueux, et d’autre part l’action éducative pour aider à la réinsertion d’un jeune en devenir. Personne n’a jamais remis en cause ce diptyque. Mais en centrant les annonces médiatiques, uniquement sur la répression et sur les centres fermés, on empêche la réflexion collective et celle des professionnels de s’engager sur l’approfondissement de la double réponse à la délinquance : la sanction et l’éducation, et sur la manière dont l’une et l’autre peuvent s’étayer.
Avec l’ordonnance de 1958 (les articles 375 du Code Civil), la protection et l’éducation des mineurs « en danger » (ou en difficulté sociale) ont pu être réalisées dans leur propre milieu et leur famille. Depuis plus de quarante ans se développe une réflexion, visant à aider les familles dans leurs fonctions parentale et éducative. Le récent rapport Roméo reprenait cette question, et actualisait l’articulation famille-institution. Beaucoup de services des conseils généraux avaient, avec des associations, compris la complexité mais aussi l’intérêt de cette démarche, et avaient engagé des réformes ou des expérimentations dans ce sens. Pourquoi ne pas inciter les jeunes, leurs familles et les professionnels à poursuivre le patient travail qui a été entrepris, et le valoriser ?
Ce qui est en jeu depuis 20 ans dans le secteur social et éducatif, c’est de sortir d’une politique où les personnes en difficulté ou handicapées sont classées dans une catégorie, et ensuite « orientées » vers des établissements spécialisés pour eux ; on cherche maintenant à adapter l’environnement et l’ensemble des structures sociales à la multiplicité des situations que présentent les personnes jeunes ou adultes... En complémentarité de cela, les « usagers », et éventuellement leurs parents, sont associés aux actions et aux projets qui les concernent : c’est le sens essentiel de la loi du 2/01/2002, rénovant l’action sociale et médicosociale. Toutes ces démarches impliquent de patientes constructions, une mobilisation de tous les acteurs, une valorisation des potentialités des personnes, malgré les carences ou déficiences de chacun. Pourquoi briser cette dynamique, déjà difficile ?
En conclusion, je ne dénonce pas la « sévérité » des lois nouvelles concernant la délinquance des jeunes, mais l’absence de projet social et de perspectives. Le discours sécuritaire se présente comme une solution, et par-là même, annule l’effort des cinquante dernières années : l’analyse des faits sociaux n’était pas ramenée à la seule responsabilité individuelle des personnes impliquées, mais remettait également en cause l’organisation sociale ; sanction et éducation pouvaient s’appuyer l’une sur l’autre.
Le fossé, une nouvelle fois, va se creuser entre les professionnels sociaux d’une part, et une majorité de la population d’autre part, prête à entendre un discours simplificateur. Ces annonces politiques tendent à désavouer les attitudes éducatives qui paraissent trop patientes, trop laxistes, parce qu’elles misent sur le développement des personnes, et non pas sur un conditionnement comportemental. Mais au bout du compte, on verra que ce n’est pas seulement le secteur socio-éducatif qui est concerné par une telle attitude politique : l’enseignement risque de vivre la même dérive ; l’échec scolaire, et la délinquance, n’interrogeront plus l’organisation scolaire ou sociale ; il n’y aura que de mauvais enfants et adolescents. Les professionnels de l’éducation ne peuvent admettre une telle perspective qui nie leur travail, en même temps que le devenir du jeune.