LES ENSEIGNEMENTS DES POLITIQUES SOCIALES
L’enchaînement des politiques sociales participe activement aux
évolutions de la société et en témoigne. Revenir sur cette histoire peut
nous renseigner sur les systèmes dynamiques à l’oeuvre afin de mieux
anticiper les politiques sociales de demain. Notre actualité profondément
bousculée par les effets accélérés de notre propre évolution, ellemême
compliquée par les ratés de nos maladresses et de nos avidités
rend cette démarche aussi nécessaire qu’aléatoire.
À l’origine de toute politique à visée sociale,
il y a une question sociale
Ainsi des accidents mortels survenus sur les chantiers des grandes
pyramides plongeant familles et clans entiers dans la misère ont-ils
inspiré des systèmes d’entraides mutualistes bien avant la lettre. Tant
que la capacité d’auto-subsistance à été dépendante de la capacité de
travail, des systèmes d’entraide ont tenté de pallier aux accidents professionnels,
aux maladies et à la mort. Ainsi « les oeuvres » des corporations
ont-elles précédées les sociétés de secours, ancêtres des mutuelles
et des caisses de prévoyance. Ces initiatives de solidarités restaient
dans le cercle de bénéficiaires liés par des liens de réciprocité
propres à diminuer les risques de leur métier se confondant avec ceux
de leur existence. Dans une société structurée par la crainte de l’audelà,
la charité est aussi la recherche d’une protection : le salut de
l’âme. Saint Vincent de Paul, recueillant les enfants abandonnés victimes
d’une organisation sociale profondément inégalitaire, n’a pas
résisté à son indignation d’homme et de religieux face à de telles injustices.
Ces exemples, si éloignés soient-ils, décrivent une réponse au
risque qui reste singulière, dictée par le particulier d’un homme, d’une
situation, d’un métier, d’un statut, d’une croyance, d’une époque.
La prise de conscience du pouvoir des revendications collectives
Un premier changement d’échelle significatif survient au XIXe
siècle. L’engagement brutal d’une société essentiellement rurale dans
l’industrialisation a plongé la main d’oeuvre des usines, des forges et
des mines dans le désarroi d’un environnement entièrement dédié à la
production mécanisée, sans aucune considération pour elle, réduite à
l’état de rouages d’un vaste système économique. Concentrée en
masse sur ses lieux de travail par ces mêmes systèmes, cette main
d’oeuvre a pris conscience de son pouvoir collectif décuplé par
l’organisation. Le regard qu’elle portait sur elle-même a changé, se
découvrant par là même une identité collective nourrie par la prise de
conscience d’intérêts partagés leur révélant des capacités d’autoorganisation
syndicale pour mieux défendre ces intérêts. Au-delà des
enjeux du travail, leurs conséquences pour la famille se sont précisées.
Les mères entrant à leur tour dans les usines, il a fallu imaginer la prise
en charge collective des enfants, leur éducation. Les initiatives sociales
prises dans les usines, dans les mines, les forges et les ports se sont
prolongées dans les quartiers, portées par l’ardeur militante de leurs
fondateurs jetant les bases de la force politique tiers de la société civile
à partir des associations, des coopératives et des mutuelles. Les revendications
suivies d’effets, les succès des initiatives sociales ont été les
moteurs puissants et nécessaires à l’impulsion de réponses sociales qui
elles-mêmes, s’organisant en un ensemble cohérent de mesures, ont
préparé l’avènement des politiques sociales dès lors que ces réalisations
ont convaincu l’État qu’elles constituaient un capital social et
servaient l’intérêt général. Du même coup, le regard du politique a
changé. Dès le début du XXe siècle, la reconnaissance du rôle politique
de ces organisations sans buts lucratifs et concourant au bien-être social
doit beaucoup à la démonstration d’efficacité de leur organisation
démocratique faisant du débat, à parité, entre leurs membres les
moyens d’une décision pertinente engageant chacun d’entre eux dans
la durée, au service de l’oeuvre commune. L’idéal républicain de liberté,
égalité et fraternité, ainsi incarné a fort inquiété Napoléon III. La
Troisième République approuvant ces initiatives sociales visant la
réduction des inégalités, les dota des lois les instituant au grand jour,
au rang d’organisations oeuvrant au service de la chose publique aux
côtés des pouvoirs publics qui cependant ne purent se départir, jusqu’à
aujourd’hui, d’une attitude ambiguë d’appui/surveillance. Les questions
sociales surgies au XIXe siècle, sous la pression d’une profonde
mutation économique, ont permis l’émergence d’une conscience politique
collective de solidarité qui fut le socle des politiques sociales du
XXe siècle.
Un projet de société plus juste et plus solidaire
En 1945, l’après-guerre redynamisée par le contrat social fondé sur
une société de salariat a ressoudé les énergies politiques et sociales.
Trente ans durant, les gouvernements successifs ont construit un système
de redistribution permettant de financer l’activation d’un ensemble
de droits et de moyens s’appliquant à la réduction des inégalités
sociales et économiques. Au cours de cette période, les politiques
sociales se sont efforcées de construire un dispositif ramifié s’appuyant
largement sur les initiatives du secteur non lucratif. L’ambition
partagée était de couvrir l’ensemble des besoins auxquels la population
pouvait être confrontée du fait de son âge, de sa situation économique
et sociale, de son handicap, des aléas de l’existence voire de son lieu
de résidence. Globalement, ces politiques voulaient répondre à une
aspiration collective de bien-être social couplant égalité politique et
égalité sociale. Durant cette période, les efforts collectifs de solidarité,
portés par le dynamisme économique de l’après-guerre, lui-même
soutenu par les avancées sociales, ont visé l’accès de tous à
l’éducation, à la formation, à la santé, à la protection sociale, au travail
et à la culture. Les droits sociaux ont permis la réduction des inégalités
en adoptant une législation du travail qui fasse que le chômage et la
mise à la retraite ne soient pas synonymes de misère. La mise en
oeuvre de ces droits s’est appuyée sur une résille de services publics
auxquels furent associés les organismes de l’économie sociale, notamment
les associations d’action sociale. Cette coopération, très encadrée
par les services publics, tendaient à faciliter l’accès de tous au
bénéfice de ces droits sur l’ensemble du territoire. Cette saga des politiques
sociales, au cours de cette période, s’appuie sur la volonté d’un
État, dit « providence », de mettre en oeuvre une solidarité collective
fondée sur la reconnaissance des droits et obligations de contribution.
Ce rapide survol met en évidence que la conception et la mise en
oeuvre d’une politique sociale s’effectuent à partir de l’articulation de
plusieurs niveaux tels que la prise en compte de questions sociales par
la société, les érigeant par là même au niveau d’enjeux politiques tels
que la cohésion sociale. La qualité politique des questions sociales
ainsi posée permet de les intégrer dans le projet politique de la société.
C’est là qu’intervient le rôle décisif de la volonté de l’État légitimé par
l’expression démocratique des électeurs. Motivé et engagé dans
l’action législative, administrative et technique, l’État édicte les droits
et garanties relatifs aux obligations collectives, assure la régulation des
activités publiques et privées, organise la redistribution des richesses à
partir d’une politique de transfert des revenus afin de financer la production
de biens et services. Ainsi se constitue un patrimoine social
collectif dont la préservation et la fructification est l’enjeu du débat
démocratique. Durant cette période, le travail social s’est dégagé des
oeuvres de bienfaisance et s’est professionnalisé en se diversifiant afin
de favoriser l’intégration sociale dans une société et de satisfaire à
l’idéal républicain faisant de l’égalité de tous en regard de la loi l’un
de ses principes cardinaux.
D’une économie de marché à une société de marché :
nouvelle mutation
Depuis 1970, les finalités du projet de société ne sont plus d’aller
vers plus d’égalité et de solidarité mais de faire le maximum de profits
pour le profit. À cet effet, les régulations sociales et les droits sociaux
sont attaqués systématiquement et frontalement comme autant
d’obstacles à la libre concurrence, à la fluidité du marché et des
échanges. La suite est connue : dégradation des conditions de travail,
chômage, précarité, « détricotage » de la protection sociale, du droit à
la retraite, du droit du travail. Depuis lors, les principes du libéralisme
anglo-saxon gagnent l’ensemble des institutions européennes qui à
leur tour s’activent à leur diffusion et leur adoption par les États. Simultanément,
à partir des règles comptables édictées à l’échelle européenne,
l’ensemble des entreprises s’aligne sur ces pratiques faisant
passer d’une économie de marché à une société de marché. Ces
normes comptables sont reprises par les services publics et tentent de
s’imposer dans les organisations non lucratives comme porteuses de
modernité tant au plan de la gouvernance des organismes que de leur
management alors qu’elles sont en contradiction avec leur identité et
leur principes démocratiques d’organisation et de fonctionnement. La
complexité des intérêts en interaction brouille la lecture de la répartition
des pouvoirs. Le patron est aux ordres des actionnaires, euxmêmes
suspendus, à la seconde près, aux diagnostics de leurs courtiers,
eux-mêmes dépendants des agences de notations, elles-mêmes à
la remorque du marché. Le marché ! Ce fébrile Moloch est à la fois
père et héritier de toutes les fébrilités cumulées. Le libéralisme financier
en fait l’arbitre absurde du sort des États, de leur politique et de
l’ensemble des constructions sociétales lentement structurées au fil des
luttes menées au nom de la dignité humaine, de la sécurité et du bienêtre
des personnes.
À partir de 1980, au-delà des institutions publiques et privées, la
sphère domestique et les comportements individuels sont interpellés au
nom de l’efficacité personnelle, du rendement du potentiel individuel
par la mise en concurrence des compétences et des personnalités. Le
profit comme finalité vide de sens l’implication professionnelle
d’autant que l’irrationalité des jeux boursiers peut annuler des années
d’efforts passées au service d’une entreprise qui avait fini par faire
partie intégrante de l’identité professionnelle et sociale des salariés et
de leur territoire d’ancrage. La notion « d’activation » fait mouche
dans tous les domaines. Il s’agit de mettre l’accent sur les ressorts
individuels de la performance en faisant appel à une sur-motivation
stimulée par la valorisation du mérite personnel avec comme arrièrepensée
de revenir sur l’automaticité de l’octroi de droits sociaux. Le
but est de n’en octroyer que le minimum en créant des catégories
d’exclusion de plus en plus étroites. La dérive serait de décourager les
intéressés au point qu’ils renoncent à leurs droits sociaux, épuisés par
avance, sinon humiliés, d’avoir à se justifier sans être sûrs d’obtenir
gain de cause. L’activation n’est pas le simple recyclage du vieux
principe de la carotte agitée sous le nez de l’âne. Il consiste à détricoter
l’édifice des droits sociaux en déplaçant le curseur des critères d’accès,
du champ de la loi à celui de la valeur morale individuelle. Le couple
responsabilité personnelle/culpabilité, ainsi posé, rend difficile
l’articulation des droits sociaux à des situations singulières et des histoires
personnelles décousues. Dans ce contexte, l’action du travail
social, vouée à l’intégration des personnes, devient une gageure quand
les options politiques et économiques dominantes font des plus vulnérables
des quantités négligeables, encore que leur sort peu enviable
sert à diffuser la peur et la soumission. Le parti pris politique n’est pas
en faveur d’une société de semblables car elle instaure la concurrence
entre ses membres comme style de vie, avec pour conséquence
l’affaiblissement des liens sociaux, la montée des inégalités et des
risques sociaux induisant des pratiques sécuritaires stigmatisantes. Les
politiques sociales se délabrent sans surprise dans ce contexte politique
destructeur, totalement à la remorque d’un monde financier pris dans
les convulsions d’un canard sans tête.
Vers plus de participation citoyenne
Trente années d’efforts collectifs ont, néanmoins, permis de réduire
les inégalités sociales et d’améliorer notre résistance aux aléas de
l’existence. Individuellement, nous sommes devenus détenteurs d’un
patrimoine collectif qui nous permet de satisfaire nos besoins au-delà
de nos moyens grâce à la mutualisation des ressources, sous le contrôle
de l’État avec le concours des services publics et des organisations
tiers dont s’est dotée la société civile.
Nous nous sommes ainsi libérés de l’obligation lancinante d’avoir à
satisfaire à nos besoins vitaux et à ceux de nos proches. La distance
prise libère un espace mental et spirituel qui donne place à la réflexion
et à l’acquisition de connaissances au service de la connaissance de
soi. La vie démocratique en est vivifiée, fortifiant d’autant la capacité
de la société civile à affronter et à dépasser les contradictions internes
et externes auxquelles ses propres évolutions la confrontent. Ces progrès
politiques et sociaux sont les tremplins d’acquis qualitatifs tels
que la satisfaction des exigences intellectuelles, affectives et culturelles
de la construction de soi. Au-delà de la satisfaction des besoins
vitaux, ces exigences nouvelles s’étendent à la jouissance du bien-être.
Ces acquis cumulés renouvellent le contenu des revendications individuelles
et collectives : le besoin de rendre cohérent, pour chacun
d’entre nous, le projet personnel de vie, le projet social professionnel
et/ou militant et le projet de société, dans lesquels les aspirations individuelles
ont à trouver leur place. Cette recherche de cohérence est
porteuse de bien-être en cela qu’elle met chacun en harmonie avec luimême
et la société avec laquelle il vit en interaction. Cette harmonie
recherchée prend la dimension d’un projet de société en cela qu’elle
alimente l’espérance de chacun de vivre concrètement de plain-pied
avec ses semblables et favorise d’autant l’efficacité de la vie démocratique.
Le doute sur notre capacité à atteindre cette harmonie, source de
sens individuel et collectif, entraîne au contraire le repli sur soi, la
méfiance à l’égard de l’autre et les exclusions.
Ce saut dans le qualitatif s’accompagne, dans le même temps,
d’une relance du quantitatif à une échelle encore jamais atteinte, largement
alimenté par l’accès généralisé aux techniques d’information
et de communication. La conscience de soi se télescope avec la manifestation
d’un extérieur inconnu, aux dimensions de la planète la réduisant
d’autant. Dans le même temps nous mesurons, à la seconde
près, l’impact de nos faits et gestes les plus intimes sur les équilibres
écologiques, boursiers, économiques, sociaux et sanitaires de la planète
avec des chiffres astronomiques. En même temps que la prise de
conscience de nos responsabilités vis-à-vis de nous-mêmes nous saisit,
nous confrontant au risque de l’impuissance. Le refuge dans un entresoi
à la rigueur étendu à une proximité limitée et prévisible peut être
très tentant menaçant d’autant la cohésion de la société civile et la
qualité de la vie démocratique. La maîtrise sans cesse renforcée des
risques relance au même rythme la découverte de nouveaux risques à
mesure que nous étendons notre pouvoir d’agir. La réponse la plus
partagée est dans la mise en oeuvre de régulations de plus en plus
complexes à la mesure des complexités de notre monde contemporain.
L’actualité nous enseigne durement d’avoir à digérer ces complexités
disqualifiant nos traditionnels repères spatiaux et temporaux.
Depuis notre fauteuil nous sommes interpellés sur nos capacités à
réguler les colères de la planète que nous avons largement contribué
à irriter au point que l’avenir de l’humanité se voit menacé. Au quotidien,
notre rationalité est interpellée par le témoignage d’un improbable
et même de l’impossible qui de fait se manifestent sous nos
yeux à notre porte dans un monde rétréci par les nouvelles technologies.
Trente ans de politique sociale nous ont permis de repousser les
pressions de l’extérieur et de dilater par là même notre sphère intérieure,
au point que celle-ci entre en interaction avec le monde extérieur
à un moment où les manifestations de celui-ci nous confrontent
à un gigantesque changement d’échelle sur un mode dramatiquement
irrationnel.
La réaction peut être l’implication locale motivée par un fait social
qui nous touche directement et dont la résolution mobilise des circuits
de décision accessibles. Agir sur son lieu de vie à propos de questions
directement liées à la vie quotidienne et familiale donne le sentiment
d’avoir prise sur son sort et permet de développer des échanges sociaux
qui font se sentir membre de la communauté Au-delà du réconfort
que peut apporter le sentiment d’appartenance à une communauté,
ces liens sociaux sont constitutifs de l’identité sociale et politique individuelle
et collective. L’engagement militant pour une cause évolue
vers une implication destinée à résoudre une difficulté particulière, ici
et maintenant. Simultanément, les mêmes personnes peuvent se saisir
de questions planétaires débordant largement la sphère immédiate de
leurs intérêts privés. Le besoin d’engagement s’étire du plus proche au
plus éloigné et contourne les institutions traditionnelles publiques et
privées, empêtrées dans la complexité de leurs dispositifs, à force de
vouloir englober et traiter l’ensemble des aspirations sociétales. Leur
lenteur de réaction détonne trop face à la réactivité des entreprises
fouettées par le marché. Pour autant, ces dernières se fondent ellesmêmes
dans un maquis de structures enchevêtrées. Au final la question
est de savoir qui décide et qui rend compte à qui de ses décisions.
Restent les initiatives sociales que les organismes de l’économie sociale
prennent ou poursuivent. Ainsi les engagements personnels et
collectifs perdurent. Ils changent de contenu. Le grand soir ne motive
plus. La création de la crèche indispensable afin de concilier les horaires
de travail dans les limites supportables pour le budget familial
mobilise plus facilement les énergies particulières, aussi longtemps
que l’implication se voit payée de retour par un résultat concret et une
gratification sociale qui conforte l’identité propre.
Le bénévolat n’est plus une docile et inépuisable réserve d’énergie
et de temps. On accepte de s’engager sur des objectifs ponctuels, plus
concrets, limités dans le temps, dans le but d’obtenir un résultat tangible,
personnel et collectif. La prise de conscience des enjeux sociaux
reste vive et continue d’être une motivation politique et sociale à condition
d’associer un objectif personnel à un projet collectif dans une
vision politique. La décentralisation créant plus de proximité entre les
personnes et avec les décideurs locaux a semblé la bonne réponse afin
de favoriser la participation et des régulations plus réactives. De plus,
la décentralisation devait permettre une meilleure prise en compte de
la diversité persistante des territoires en dépit des efforts républicains
pour les fondre dans une unité nationale plus ou moins fantasmée. La
montée en puissance du libéralisme s’est emboîtée dans la décentralisation.
Il a mis à profit l’émiettement du pouvoir de décision entre les
collectivités territoriales et un État en retrait se donnant officiellement
pour rôle d’impulser, fixer les cadres législatifs et réglementaires et de
contrôler. En réponse, l’engagement citoyen se politise et devient
pragmatique.
Ce rapide survol de l’histoire des politiques sociales donne à penser
que les questions sociales sont les noyaux créateurs de toute politique
sociale dont la conception et la mise en oeuvre se situent à
l’articulation de la société civile et du politique en charge des régulations
garantes de la cohésion la société à chacun des stades de son
évolution.
ARTICULATION DE LA SOCIÉTÉ CIVILE AU POLITIQUE
Un état des lieux pourrait nous aider à répondre à cette question
tant le libéralisme financier au service des lois des marchés change la
donne. L’État arbitre disparaît, remplacé par les lois du marché. S’il
régule par principe, il n’en reste pas moins qu’il laisse l’offre marchande
s’imposer avec pour conséquences l’augmentation de la précarité
et du chômage rendant encore plus difficile la satisfaction des besoins
vitaux. Faute de régulation les peurs sociales lézardent la cohésion
de la société.
État des lieux
Les acquis sociaux, de patrimoine collectif, deviennent un droit de
propriété individuel, facteur de sécurité d’autant plus qu’ils sont menacés
;
l’assiette des cotisations sociales se réduit ainsi que les recettes de
l’État avec pour conséquence le cantonnement des politiques sociales
au rôle de réparation pour des catégories de population finement ciblées.
Les solidarités familiales sont mises à contribution, ainsi de la
dépendance ;
les acquis sociaux, de patrimoine collectif, deviennent un droit de
propriété individuel, âprement défendu, d’autant plus qu’ils sont menacés
;
les revendications sociales continuent d’être relayées formellement
par les syndicats dont la représentativité est battue en brèche par
l’effritement du salariat et les délocalisations ;
le social n’est plus le levier de politiques de cohésion de la société
mais une variable d’ajustement dans la guerre des prix de production.
Les acteurs de ce secteur voient leur audience diminuée d’autant ;
les médias relaient et formalisent l’opinion publique ;
progression par poussées du capitalisme et des intérêts du secteur
lucratif ;
les rythmes d’évolution des politiques sociales sont de moins en
moins synchrones avec les débats budgétaires annuels eux-mêmes de
plus en plus conjoncturels ;
majoration de l’exécutif soumis aux rapports de forces entre ministres
qui recourent aux experts dans la quête d’une objectivité que
ceux-ci peinent à garantir tant eux-mêmes dépendent de leurs commanditaires
;
impacts de l’appartenance de classe des dirigeants sur les décisions
gouvernementales et tendance aux petits arrangements ;
surenchères des prescriptions sécuritaires ;
aggravation des inégalités de revenus, sources de tensions sociales,
rendant encore plus insupportable la facture énergétique ;
les instruments de contrôle centrés sur le résultat à atteindre privilégient
les indicateurs comptables et s’assortissent de sanctions en cas
d’échec. Les opérateurs sont exposés aux pressions politiques quand il
s’agirait plutôt de développer les instruments de mesure qualitative des
effets de l’accompagnement des personnes dans leur cheminement et
d’évaluer l’impact de ces pratiques dans le temps. Privilégier la mesure
des résultats au détriment de l’appréciation des effets des mesures
prises empêche de rendre audible l’enjeu social. L’élaboration d’un
nouveau contrat social en est retardée d’autant.
Cependant ces tendances suscitent des effets contraires tels que
l’émergence d’une nouvelle légitimité des politiques sociales :
maintien des acquis en dépit d’une tendance de fond à socialiser
leurs coûts comme en témoigne la prise en charge de la dépendance
déjà citée ;
les dépenses de protection sociale sont enfin perçues comme des
indicateurs de l’état de la société. En période de crise, ces dépenses se
sont avérées être de puissants amortisseurs freinant l’aggravation des
crises financières et économiques en crise sociale. En phase de transition
ces dépenses sont reconnues indispensables pour accompagner les
évolutions en lissant les effets traumatisants pour les plus fragiles et
les plus exposés ;
le rôle de la redistribution comme facteur important de régulation
des tensions sociales est reconnu mais souffre d’un manque
d’indicateurs de suivi, privant les décideurs politiques de références
leur permettant de fixer des priorités à moyen terme et de les soutenir
avec persévérance.
L’avènement de la société de marché mettant la concurrence au
coeur des échanges cisaille les liens sociaux et accroît les inégalités
dans des proportions inégalées. Elle fait de la violence la norme des
rapports entre les personnes, les groupes, les organisations et les nations.
Elle hypothèque l’avenir humain en pillant les ressources vitales
de la planète au prix des équilibres écologiques et au bénéfice exclusif
de quelques-uns.
Nous sommes loin de la société de semblables que Robert Castel
appelle de ses voeux.
Place et rôle des organisations tiers
Le retrait de l’État crée-t-il l’opportunité, pour la société civile, de
prendre l’initiative et d’affirmer son rôle politique au-delà de l’élection
de ses représentants ?
Longtemps, l’analyse des tensions sociales et leur clarification en
questions sociales a été l’apanage des syndicats, des organisations
sociales non lucratives et de l’administration publique. Aujourd’hui,
l’émergence de la notion de démocratie participative fait monter le
citoyen à la tribune politique que lui offrent les associations, les mutuelles,
les coopératives et les SCOOPS.
Le besoin de participer à la maîtrise de son sort mobilise la société
civile et lui permet de développer sa capacité à analyser et à formaliser
ses priorités sociales et politiques. Par là même les organisations sociales,
supports de cette nouvelle forme de participation politique,
gagnent en audience. Par exemple, la loi 1901 n’a pas créé les associations.
Si elle les a dotées d’un statut, elle a, de plus, reconnu leur capacité
à créer des liens sociaux entre leurs membres à partir desquels se
sont élaborées les prises de conscience politique et les exigences de
reconnaissance de la dignité civique propre à chacun de ses membres.
Ce mouvement ascendant a rencontré, celui, descendant, d’une conception
de l’État héritée de l’ancien régime, reprise par la République,
mettant l’État au dessus de la société et la produisant à travers
l’appareil public. Le prix à payer est la désincarnation de l’État afin de
mieux se prémunir à l’égard des passe-droits et ainsi mieux servir les
idéaux de la République.
C’est à ce point de rupture entre l’État et les personnes que se situe la
réponse politique et sociale des organisations non lucratives, ainsi relégitimées
après avoir été accusées de faire obstacle à l’universalisme de
la République.
Risque d’instrumentalisation
Au fait des questions sociales, les institutions tiers assurent des
missions d’intérêt général et acquièrent par là même une dimension
politique que les tenants du titre leur contestent cherchant à les cantonner
dans un rôle de prestataires. Les associations se méfient de cette
instrumentalisation tout en constatant que, par ce biais, elles obtiennent
les moyens de leur fonctionnement et une reconnaissance d’utilité
sociale, bien que du bout des lèvres. Sur le terrain, ces institutions
constituent un capital social et sont en capacité de porter des valeurs
communes de solidarité, sources de cohésion sociale. Cependant le
monde associatif n’est pas un monde parfait. En 2001, Jean-Michel
Belorgey a rendu un rapport qui dresse un état des lieux du fait associatif
et de ses dérives. Pour autant, le dynamisme social ne déserte pas
ceux des quartiers où se concentrent violence et pauvreté devant les
guichets fermés de l’État. De nouvelles structures s’inventent sous la
contrainte de la raréfaction des ressources avec l’approbation d’un
gouvernement libéral, qui lance l’idée d’un service public de l’hébergement
sous la forme d’un service intégrant plusieurs secteurs cloisonnés
par appel d’offre. Ailleurs, se créera un service public de la
petite enfance qui pourrait prendre la forme d’une agence.
Ces constats amènent à se demander si les modes de gestion publics
et privées de type commercial, n’étant pas totalement satisfaisant,
le système de gestion privé non lucratif n’aurait pas une carte à jouer.
Vie Sociale - n° 4/2011
Les conditions du succès sont connues : améliorer la rigueur de gestion
et mettre en pratique des principes démocratiques de régulation collective
au plan de la gouvernance et du management propre à renforcer
leur identité politique.
En dépit du rôle notoirement utile des réponses du secteur privé
non lucratif la non-reconnaissance des corps intermédiaires est une
constante de l’organisation française. Une mission d’intérêt public est
forcément d’intérêt général mais une mission d’intérêt général n’est
pas forcément de service public. Les travaux de L. Dubouis et Ph.
Ligneau précisent que la mission de service public relève de la compétence
exclusive des pouvoirs publics et ne peut être déléguée à une
institution de droit privé. Lorsque c’est le cas, la mission demeure
assurée par la personne publique qui en a la responsabilité et en assure
le contrôle. A contrario, une mission d’intérêt général reste assurée par
une personne morale privée qui a pu en prendre l’initiative. Elle va en
garder la responsabilité, même si pour des raisons financières elle
s’engage dans une relation de partenariat qui ne doit pas être confondue
avec une relation de subordination.
La loi du 2 janvier 2002 réaffirme ce partage qui veut laisser les
organismes tiers maîtres de leurs oeuvres et des valeurs qui les animent
tandis que les autorités publiques encadrent leurs activités dans une
ingénierie procédurale. Il s’en suit le recours à des agréments, conventions
de partenariat qui visent le contrôle de l’action et des budgets
engagés. La question est de savoir si le tiers secteur peut garder ou non
une capacité d’initiative si par ailleurs ses moyens financiers et ses
ressources humaines sont saturées par les actions conventionnées. La
marge de manoeuvre pourrait être défendue par les pratiques
d’évaluation qui, allant au-delà du résultat factuel, concerneraient les
effets induits y compris inattendus. Cela reviendrait à introduire des
critères qualitatifs d’appréciation. Cette approche aurait le mérite de
requalifier la capacité des organisations à se projeter dans des missions
à effet politique, dans les domaines sociaux et médico-sociaux, selon
leur vision de la société. La partie qui se joue actuellement entre l’État
et les opérateurs du secteur privé non lucratif le laisse-t-elle espérer ?
Les textes organisent désormais le repérage des besoins par l’État
comme le permet la loi HPST ainsi que la définition du cadre de réponses
par le moyen du cahier des charges, support des appels d’offre
sur le marché laissant à l’évaluation quantitative une part quasi exclusive.
Ce n’est pas sans quelques risques :
stérilisation de l’innovation sociale faute, pour les pouvoirs publics,
de pouvoir discerner les évolutions utiles au plan local. Le Conseil
Vie Sociale - n° 4/2011
d’État observe que « l’innovation sociale naît rarement au sein de la
sphère publique et plus volontiers à ses marges [1]. »
standardisation des réponses, faute de disposer des moyens et des
talents pour encourager et répondre à l’évolution qualitative de la demande
sociale ;
risque de confiner les associations dans un rôle de sous-traitance ;
recul de l’autorité publique, confirmée par le remplacement de
l’automaticité de la loi au moyen d’une contractualisation qui commande
l’ouverture des droits et dont on se demande si elle est bien
équilibrée entre les parties concernées ;
tendance à généraliser la responsabilité individuelle face à la responsabilité
collective et à socialiser les risques (franchise médicale,
contrat de responsabilité parentale, offre raisonnable d’emploi...)
Cette tendance expose les plus faibles aux dénis de leurs droits ;
montée en puissance de droits virtuels (droit au logement opposable)
sans moyen de satisfaire aux besoins réels. La création de droits
individuels sans couverture collective augmente l’insécurité dont l’État
est le premier responsable ;
des complexités réglementaires incompatibles avec l’exercice de la
justice sociale. Dès lors le bénéficiaire d’une allocation ne peut plus
vérifier si son droit est respecté, ce qui peut entraîner des désaffiliations
faute d’avoir pu répondre à temps à un formulaire jargonnant.
Ces complexités concernent aussi les organisations qui consacrent de
plus en plus de temps à en démêler les aspects et les conséquences sur
leur action. La place des juristes progresse en proportion dans leurs
organigrammes.
En dépit de ces risques réels d’instrumentalisation par la puissance
publique et le marché, les entreprises de l’économie sociale, fortes de
leurs capacités d’initiative et de leur proximité avec les habitants, sur
le terrain, conçoivent de nouvelles pratiques, des partenariats inédits,
publics et privés avec des entreprises des secteurs lucratifs et non lucratifs.
Elles initient des organisations en réseau qui accompagnent, en
souplesse, sur le terrain, les tensions d’une société, en gestation d’ellemême.
Les réalisations fourmillent sur le terrain à travers la diversité
des structures de statut divers et pour des durées non moins variables
au gré des crédits disponibles. Les repères traditionnels se brouillent et
donnent à croire que le désordre règne. De fait, sur le terrain, on peut
constater l’interpénétration des approches non lucratives parfois connectées
à des entreprises marchandes, par objectif, jointes à celles que
les services publics continuent à servir peu ou prou. Dans ce sillage,
on constate l’ouverture du droit administratif au droit des sociétés
privées. La mise en place de nouvelles régulations devient cruciale.
QUEL FUTUR POUR LES POLITIQUES SOCIALES ?
En France, la démocratie a réussi à produire un ensemble de biens
sociaux, propriété des citoyens, pour lesquels ils constituent une protection
contre les aléas de l’existence. À ce titre ces biens sociaux sont
les facteurs de la cohésion sociale. L’évolution des droits témoigne de
ses avancées ou de ses reculs.
Actuellement, les observateurs considèrent qu’après une période de
consolidation, le processus s’inverse. Cependant les crises économiques,
financières et bancaires de 2008 ont démontré que les transferts
sociaux, loin de ponctionner le dynamisme économique, en
avaient permis le relatif maintien en lissant l’érosion des revenus salariaux
et en contenant l’effritement de l’emploi. Cette démonstration
objective vient à point nommé dans le débat qui oppose les tenants
du « chacun selon ses moyens » à ceux qui militent pour « à chacun
selon ses besoins » aux moyens de la mutualisation des ressources
dans le cadre d’une politique sociale garantie par l’État.
Processus d’élaboration enseigné par l’examen
des politiques sociales antérieures
La question sociale prioritaire est de participer à la création
de richesses et de jouir de contreparties équitables
La détention d’un emploi permet de satisfaire à des besoins vitaux
et sociaux personnels et collectifs et de se vivre autonome. Particulièrement,
l’emploi conditionne l’entrée des jeunes dans la société et leur
accès à d’autres biens sociaux comme le logement, la santé et la sécurité.
Outre l’emploi, toute activité sociale, rémunérée ou non, est le
support de liens sociaux et participe à la construction de soi. Cet
exemple démontre que le choix d’une priorité dépend de son impact
sur la reconnaissance de l’identité et la qualité de la vie sociale de
chaque citoyen. Le contenu de ces droits découlant de la prise en
compte de ces priorités évolue dans le temps. Ils doivent sans cesse
être repensés collectivement afin d’inspirer les politique sociales qui
les concrétisent. Les analyses fondant ces choix mobilisent des niveaux
de connaissance de plus en plus complexes et interactifs. Dans
tous les cas, la qualité de l’information, l’appropriation de connaissances,
l’organisation de débats éclairés sont les conditions de la pertinence
du choix des priorités des politiques eux-mêmes garants d’une
société démocratique. Le contrat social, fondé sur une société de salariat,
a permis le développement social et économique des Trente Glorieuses
dont une réduction des inégalités sociales n’est pas le moindre
des résultats. Satisfaire à cet objectif a sollicité activement la société
civile au plan politique et au travers de ses organisations. Aujourd’hui,
la domination du libéralisme économique et financier se traduit par la
dégradation des droits sociaux. En premier lieu, sont remises en cause
les avancées du droit du travail réalisées, jusqu’à hier, sur la base
d’accords collectifs et conventionnels signés entre organisations syndicales
et patronales. Ces accords sanctionnaient un rapport de force
momentané sur le terrain de l’emploi et des retraites. En cas de défaillance,
l’État était appelé à la rescousse afin d’assurer la pérennité de
ces accords. Cependant, ce qui avait été convenu n’engageait que les
parties prenantes dominées par des considérations économiques. En
cas de blocage, la solution devenait l’affaire de l’ensemble du corps
social et de ses ressources au nom des solidarités collectives. Aujourd’hui,
le retrait de l’État, au service des marchés et les libérant des
régulations qu’il assurait, soumet le social au dictat de l’économique.
C’est désormais lui qui inspire les lois qui le servent, ouvrant la voie
au retour des inégalités sociales et, pire, menaçant la satisfaction des
besoins vitaux. Ainsi se démontre que les lois, facteurs essentiels de
régulation, peuvent aussi devenir les instruments de déséquilibres sociaux
quand la société civile n’a plus la capacité d’interpeller le politique
avec les questions sociales de son temps et d’obtenir de l’État
l’exercice de son rôle régulateur. L’économique en soi ne devient destructeur
que lorsque le politique, confisqué par des intérêts particuliers,
se met à son service et asservit le social à ses lois. La crise que nous
traversons démontre qu’au bout de ce chemin, l’excès des dérégulations
crée un tel désordre que s’impose la mise en place de nouvelles
régulations de portées supérieures, à la mesure des complexités ainsi
suscitées.
Le projet de société : plus de justice sociale
Les risques sociaux auxquels nous confronte un libéralisme déchaîné
mettent la justice sociale au coeur du projet de société. Si impérieux
soit-il, la mise en oeuvre de ce projet ne va pas de soi. L’analyse
des processus d’élaboration des politiques sociales a mis en évidence
un mouvement ascendant au cours duquel une question sociale imposée
par les réalités sociales et économiques se traduit par l’adoption
d’une politique sociale dont la mise en oeuvre décidée par l’État, suppose
son encadrement par la loi précisant les critères d’éligibilité, les
modalités d’action, la mobilisation des moyens et la mise en oeuvre de
compétences publiques et privés. L’arrêt du démantèlement des
moyens de l’intervention publique est la condition première de concrétisation.
L’appauvrissement de l’État et la précarité grandissante compromet
le retour aux dispositions que nous avons connues. Plus de
justice sociale demande plus d’innovation sociale. Là encore, le
monde du travail donne des pistes en mettant l’accent sur l’importance
de la qualité relationnelle, de la reconnaissance du service rendu et sur
la capacité à disposer d’autonomie dans l’accomplissement de la mission
en contrepartie d’un accompagnement et d’évaluation qualitative.
Si le niveau des revenus reste une préoccupation première, celle-ci
s’assortie de critères de satisfaction personnels d’ordre social et psychologique.
Aller vers plus de justice sociale mobilise sûrement des
moyens matériels mais aussi nécessite de réunir des conditions permettant
une qualité relationnelle et une capacité à participer aux objectifs
collectifs. La prise en compte de ces évolutions amène déjà à reconsidérer
les principes de management et de gouvernance entièrement
dédiés à la productivité par la mise en compétitivité des personnes.
Des entreprises s’engagent sur cette voie. Les entreprises de
l’économie sociale démontrent, de longue date, la pertinence de la
participation portée par une organisation démocratique. Il leur reste à
ne pas se laisser fasciner par le modèle productiviste au nom du modernisme,
au moment où leurs concurrents du secteur lucratif en reviennent,
à petit pas il est vrai. Les regroupements que ces entreprises
opèrent, afin de mieux résister aux lois européennes instaurant
l’ouverture de leur champ d’activité à la concurrence marchande, les
confrontent actuellement à la réappropriation de leurs principes identitaires
de gouvernance et de management démocratique. Aller vers plus
de justice sociale est un projet de société qui se décline au plus prés
des enjeux de la vie. Les régulations qu’il nécessite ont aussi à se décliner,
sur la base de principes politiques partagés, au travers de systèmes
ramifiés d’application dans la diversité des champs de
l’existence.
Les processus d’élaboration sont d’ordre social et politique
entendre les revendications et y répondre ;
faire adhérer la population à des choix sociaux, clairement et largement
débattus ;
définir démocratiquement le cadre législatif et réglementaire de
mise en oeuvre ;
veiller démocratiquement à la mise en oeuvre par l’exécutif en intégrant
la donne nouvelle selon laquelle le Parlement n’est pas seul en
lisse, même s’il détient la compétence ultime. La société civile dûment
informée, relayée par les organisations tiers et les médias, y contribue.
Les modalités de mise en oeuvre sont d’ordre, politique, législatif et
technique :
clarification des champs de responsabilité ;
reconnaissance solennelle de la légitimité économique des politiques
sociales ;
adoption de principes de gestion pluri-annuels et soumis à évaluation
quantitative et qualitative ;
mise en oeuvre d’une démocratie participative permettant d’ajuster
en continu les choix et d’anticiper les prochaines orientations ;
définition d’un nouveau type de management plus participatif des
institutions et des acteurs du secteur social. La loi organique des finances
du 1er août 2001, et la loi « Hôpital, patient, santé et territoire »
organisent des coopérations dans le cadre de contrats visant la rationalité
productiviste d’objectifs et de moyens à enrichir en ce sens.
adoption d’une démarche d’évaluation des résultats et de leurs
effets intégrant les critères quantitatifs et qualitatifs identifiés action
par action. Au contraire, le rôle de l’Agence nationale d’appui à la
performance (ANAP), clef de voûte du système soumettant l’allocation
de subsides à la logique exclusive du résultat démontre l’allégeance
des décideurs publics aux logiques de production. La résistance des
entreprises de l’économie sociale à une telle dépendance n’empêche
pas encore un certain désenchantement de leurs dirigeants et collaborateurs
dont le référentiel non lucratif est pris à contre front par le primat
accordé à l’économique. Ces résistances, plutôt discrètes, ne laissentelles
pas le champ libre au business plan ?
La mise en place de régulations dont l’État serait le garant
La régulation, pourquoi ?
Nicole Questiaux a rappelé que le modèle français, dont l’État est
la clef de voûte, a pour pivot et principe d’organisation le pouvoir de
régulation, en cela qu’il organise le transfert des revenus et la répartition
des richesses. Selon ce modèle se sont créés des services diversifiés
qui, par capillarité, diffusent ce pouvoir dans les différentes parcelles
d’une société française diversifiée. À cette fonction de régulation,
participe le secteur de l’économie sociale. Le contenu de ces
régulations, leurs orientations sont le fait de la majorité politique au
pouvoir selon le projet de société choisi par une majorité d’électeurs.
Les instances européennes exercent également des régulations répondant
étroitement aux logiques des marchés internationaux. Ainsi de
nombreux engagements internationaux et des conventions peuvent
permettre de détourner nos dispositions régulatrices au profit des
règles de la libre concurrence ; il en est ainsi des délocalisations.
Jusque dans les années 1980, cette régulation a porté de façon privilégiée
sur les articulations de l’économique au social en cherchant à
équilibrer les intérêts en jeu au sein de l’hexagone. Cet effort de régulation
a été bousculé par des normes édictées au plan européen et international
(OMC) auxquelles l’État a lui-même participé en affaiblissant
son rôle d’arbitre. Depuis, l’État gère les effets des systèmes
d’échanges qui opèrent en dehors de sa sphère d’influence directe et
qui actuellement sont entièrement dominés par des intérêts économiques
et financiers à court terme. Cependant, l’opinion publique
n’épargne pas à l’État ses pressions à l’encontre des délocalisations et
de leurs effets. La persistance des besoins sociaux et leur relative solvabilité
assurée par les transferts sociaux ou les assurances privées
finissent par stimuler des réponses marchandes. Celles-ci prennent les
politiques sociales en tenailles entre des dispositifs réglementaires
internationaux d’obédience libérale, et des règles héritées du temps où
l’État jouait encore son rôle de régulateur. Elles profitent de toutes les
opportunités pour infiltrer les dispositifs de l’action sociale. Ces offensives
ont le mérite de convaincre que les bricolages sont à bout de
ressources et qu’il convient de réfléchir à de nouveaux équilibres préservés
par de nouvelles formes de régulation.
La régulation, comment ?
Force est de constater que notre modèle social souffre et que le retrait
de l’État y est pour beaucoup. Cela signifie- t- il qu’il est temps de
remettre l’État à sa place, celle de régulateur, tant il est vrai que le
modèle social français n’est pas disqualifié par l’actualité même s’il
s’effrange à la marge ? L’enjeu est la vitalité et le développement
d’une société démocratique et solidaire qui s’est affirmée à l’ombre de
l’État-providence.
Ou bien y a-t-il à concevoir d’autres formes de régulation : non pas
descendantes mais ascendantes, plus ramifiées, portées par une société
plus fluide, plus réactive et plus mobile, organisée en réseau et à géométrie
variable ?
Quelle que soit l’approche, les constantes restent l’énoncé de règles
du jeu acceptées démocratiquement car fondées sur la connaissance
des faits sociaux, l’évaluation des actions qu’ils suscitent et
l’appropriation des finalités que se donne la société pour soutenir sa
cohésion et ses équilibres.
Articuler les objectifs de justice sociale aux pratiques
L’asymétrie entre institution et usager est décrite et dénoncée
comme étant l’un des risques sociaux dont souffre notre société. La
montée en puissance des revendications identitaires jointe à la tendance
au repliement communautaire en témoigne. Au contraire, les
pratiques mutualistes qui caractérisent l’organisation démocratique
des mutuelles instituent l’égalité de poids politique de chacun de ses
membres, selon le principe « un homme - une voix ». À condition de
s’approprier sa propre parole. C’est l’ambition politique de
l’éducation populaire qui se décline dans les pratiques sociales et
culturelles des institutions qui s’y réfèrent. C’est aussi l’une des
caractéristiques des pratiques du travail social qui accompagnent les
usagers dans la maîtrise des situations que leur parcours personnel
les amène à vivre. L’accompagnement change les objectifs traditionnels
de réparation et d’insertion de ces métiers qui signifient par là
même un autre rapport au pouvoir. De « délégués » d’un projet de
société auprès des personnes en difficulté, les travailleurs se font plus
modestement médiateurs, laissant place au choix de l’usager, reconnu
sujet de son histoire personnelle et non plus objet de soins et de
mesures de protection.
Cette posture du « faire alliance » n’est pas sans risque. Elle n’est
tenable que si le travailleur social est en capacité de définir avec
l’intéressé le champ d’action à investir et les conduites permettant de
faire en sorte que le rapport individu/société soit porteur de sens.
C’est ainsi que l’accompagnement fait couple avec l’autonomie :
celle reconnue de l’usager et celle du travailleur social qui, de ce fait,
ne peut faire de la commande de ses employeurs le seul objectif de
son travail. Voilà qui met la mesure mécanique des résultats, en
vogue actuellement, au coeur des enjeux de ces métiers. La capacité
d’introduire dans le débat la référence à des données objectives extérieures
aux interactions entre usagers, travailleur social, institutions
et société permet de détendre les tensions inévitables. Les observatoires,
sources d’informations et de clarification pourraient étendre
leur rôle à celui de régulateur. Ils se plaignent à raison d’être peu
sollicités par les praticiens qui sont eux-mêmes des sources de données
exceptionnelles de par leur immersion dans le tissu social et
économique. Encore faut-il que leur soit laissé le temps d’observer,
analyser, dire, faire savoir, expérimenter, évaluer et rendre compte.
Les relations entre les professionnels, les chercheurs, les organismes
de formation et les universités permettraient de créer des espaces
tiers de prospectives qui, mettant les enjeux sociaux en perspective,
en réguleraient les tensions. À défaut, on ne peut que prendre au
sérieux le ton d’urgence avec lequel les travailleurs sociaux décrivent
les contradictions dans lesquels ils se sentent enfermés, livrant chacun
à ses propres stratégies de survie, d’évitement où de flirt plus ou
moins contrôlé avec l’illégalité. Le management de ces métiers ne
peut, en aucune manière, se contenter de s’aligner sur ceux de la
production tant la capacité de détenir le temps de la réflexion sur
l’action, en toute autonomie, est constitutif de leur efficacité. Ne pas
mettre en oeuvre les conditions de ce management d’accompagnement
revient à atrophier les antennes sensibles de ces métiers
dont la société a le plus grand besoin en cette période de transition.
CONCLUSION
Le corps social tient sa cohérence de la solidarité qu’il parvient à
établir entre ses membres au moyen des institutions et des règles qu’il
se donne. La question prioritaire est la réduction des inégalités sociales
qui font obstacle à la participation citoyenne, à la lente construction
toujours inachevée et imparfaite de l’organisation démocratique de la
société. Actuellement, chacun d’entre nous est conscient d’être propriétaire
de biens sociaux, gages de sécurité personnelle et de socialité.
Ces biens sont menacés par le retrait de l’État et l’affaiblissement des
régulations dont il reste l’arbitre et le gardien. Ce retrait met en évidence
que l’on ne peut se passer de l’État. La question étant de savoir
définir sa place, forcément inédite dans ce monde pétri de nouveaux
enjeux qui perturbent les repères traditionnels. Le sentiment partagé
d’une urgence sociale et l’inadaptation des réponses dictées par des
enjeux économiques et financiers font monter l’irritation sociale. Les
plus exposés ont trop à faire pour s’éviter le pire, quelque peu différé
par une protection sociale mise à mal. En fait, il reste juste le temps de
travailler à la co-construction d’une nouvelle politique sociale au service
de la justice sociale, afin de permettre au corps social de vivre une
démocratie sociale habitée.