Les personnes en situations de fragilité ont vu leur statut, leur visibilité, leur prise en compte depuis plusieurs années améliorés, même si la qualité de cette dernière reste trouble dans sa définition et sa reconnaissance. Considérant les évolutions juridiques, on observe qu’entre la loi de juin 1975 déclinée comme « loi d’orientation en faveur des handicapés » et celle du 11 février 2005 déclamée comme « loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », une requalification de ces publics semble les inviter à rejoindre les « normaux » [1] dans leurs pratiques, aspirations et usages du quotidien.
Dans ce processus de normalisation, la question du sexe, de la sexualité et de l’intimité ne pouvait que resurgir. Certaines personnes ont tellement épousé cette dynamique qu’elles souhaitent aujourd’hui accéder « comme les autres » à la parentalité, bousculant entre autres des professionnels de l’intervention sociale pris au piège de ce que Michel Autès désignait par « paradoxes du travail social » [2]. En effet, et particulièrement au travers des thèmes évoqués, on perçoit la manière dont le travail social obéit à une structure double, en produisant à la fois assignation à un ordre social et émancipation démocratique des individus ou groupes.
Rappelons simplement que les conventions européennes interdisent de « priver un individu de sa capacité à exprimer sa sexualité ». Pour l’Organisation mondiale de la santé (Oms), toute personne a droit à une sexualité libre et respectée.
Evidemment, ces questions de genre, de sexualité, d’intimité ne sont pas nouvelles. Emile Durkheim [3] le soulignait déjà, la sexualité a un caractère double : elle heurte la morale et elle est, en même temps, constitutive de la morale (1911). Par ailleurs, la sexualité fait l’objet d’un contrôle social dont Michel Foucault en a décrypté les mécanismes [4].
Comme le soulignent dans leur ouvrage Catherine Agthe Diserens et Françoise Vatré [5], il ne s’agit plus aujourd’hui de dénier les pulsions et les besoins érotiques et sexuels des personnes en situation de faiblesse. Même si l’on observe ça et là quelques expériences sur ces questions (en Suisse notamment), il n’en demeurent pas moins un « trouble » : tant dans les choix institutionnels, les effets que produisent ces dernières chez les professionnels de l’intervention sociale, que dans les textes du Législateur.
Alors que la loi du 2 janvier 2002 octroie la possibilité aux usagers d’être à la fois centraux et acteurs de leur pris en charge, notre société et nos institutions ont pris l’habitude de décider qui avait droit aux pratiques sexuelles, ne permettant pas aux populations jugées diminuées ou supposées « incompétentes » tant psychiquement que physiquement d’y accéder.
Dans son ouvrage Le scaphandre et le papillon, Jean-Dominique Bauby (1997) ne témoigne-t-il pas du fait que, même dans un état de handicap particulièrement « verrouillé » (locked-in syndrome), la force du désir se constitue comme ressort essentiel pour rester en vie.
C’est donc à l’aune de ces questionnements et tâtonnements que s’est construit ce numéro. Nous avons pris le parti d’aborder un certain nombre d’items par le prisme de problématiques et de publics pluriels.
Parce que les mots sur le sexe, la sexualité, ou tout simplement le corps ont du mal à se dire naturellement, il nous a semblé pertinent d’introduire cette exploration par des « mots troubles » (I), que trois textes viennent nourrir : le témoignage sensible d’une mère sur sa fille dont le corps exprime une métamorphose qui la dépasse (Belzeaux), une approche des insultes où les mots du sexe prennent un caractère particulier (Varichon), et un texte qui met l’accent grave et aigu sur la voix, « de tête, de gorge, de cul », témoignant de sa place privilégiée dans la relation (Aguilera).
Une seconde partie saisit l’institution dans ce qu’elle a de complexe, ou tout simplement de lâche dans l’appréhension des « questions de sexualité ». De la sexualité en milieu carcéral (Ricordeau) au désir chez les mineurs délinquants (Panas), de la relation amoureuse en institution (Mas) au désir de parentalité chez les personnes handicapées mentales (Gaudin), en terminant par les questions de représentations (Hardy), voilà cinq textes qui invitent à la déconstruction d’un certain nombre de figures et à réfléchir les modalités de gestion de ces questions dans des univers et avec des publics singuliers.
Deux textes alimentent un troisième volet consacré à la notion de limite et de frontière. En effet, « quand le droit s’en mêle » (III) propose un éclairage juridique avec une première mise en perspective du droit et de l’intimité (Besson), et un regard sur ce qui se constitue comme violences au sein du couple (Leriche). Comment ne pas aborder les questions de genre dans un milieu hautement féminisé ; petit passage donc par notre rubrique « Ailleurs » qui se propose de réfléchir la relation entre pères et professionnels de la petite enfance (Long).
Sans être exhaustif, ce numéro se veut sans tabou et tente d’aborder avec pudeur et respect des problématiques diverses. Cette contribution vise modestement à nourrir le débat et la connaissance sur des questions encore sensibles dans notre société et dans les institutions du médico-social. Et si finalement il ne s’agissait que d’humaniser nos regards et nos pratiques professionnelles.