Jean-Pierre Rosenczveig appelle les professionnels à réagir collectivement au démantèlement de la justice des mineurs qu’entend mener le gouvernement à l’égard des mineurs délinquants. On ne peut qu’adhérer à son propos et espérer qu’il sera entendu.
Si comme il dit « tout le travail éducatif qui est patiemment mené aujourd’hui et qui porte ses fruits est remis en cause » ou que « jusqu’à aujourd’hui, la justice des mineurs s’appuyait sur la conviction qu’avant d’être dangereux, l’enfant devait être considéré comme en danger », « l’idéologie libérale bouscul[ant] tout », il faut encore constater que, plus avant celle pénale, c’est de la compétence du juge pour enfants au civil, domaine de l’assistance éducative, que l’idéologie libérale entreprend de faire l’économie.
En effet, l’abandon progressif de cette double compétence, avancée de la France, sous prétexte de décentralisation et d’harmonisation - de nivellement par le bas (législation et coût) - du dispositif européen, engagée par le précédent gouvernement, est mesurable à la chute d’activité que connaissent de plus en plus de services d’AEMO judiciaires. Déficit un temps masqué par les difficultés de recrutement de travailleurs sociaux mais qui, s’installant, fini par mettre en péril des équipements institutionnels basés sur un taux d’activité normal.
Si nombre de services tournent encore à plein voire en surcharge - les besoins demeurent - la chute d’activité que connaissent les autres, de conjoncturelle ou périodique, en passe au phénomène installé, structurel, de plus en plus difficile à garder pour soi ou à mettre au compte d’un projet pédagogique discutable.
Les chiffres de l’Observatoire de l’enfance en danger de Paris pour l’année 2000, seule pour l’heure à faire l’objet de statistiques, sont parlants :11 % de signalements au Procureur en plus, 9 % d’AEMO judiciaires en moins, tandis que l’AEMO préventive, supposée profiter de l’opération, chute également de 8 %. Le Service Social de l’Enfance de Paris, qui couvre l’essentiel de l’activité d’AEMO judiciaire, présente un déficit d’activité chronique atteignant cette année les 13 %. Les services d’AEMO de Mantes-la-Jolie, de Rennes, de Brest (pour son activité d’Investigation et d’Orientation Educative en chute de 50 %), pour ne parler que de ce qui se découvre au hasard des rencontres professionnelles, connaissent les mêmes soucis.
L’idéologie libérale a pour credo, nul ne l’gnore, une politique d’individualisation des problématiques. Elle s’avance dans la protection de l’enfance sous couvert de vocables euphémisants : responsabilisation, contractualisation. C’est un tournant pris, non par le gouvernement actuel, mais depuis le rapport Naves-Cathala qui, brossant un tableau des plus sombres du dispositif d’assistance éducative au travers de quelques critiques méritées, aura essentiellement servi, et pas innocemment, ce courant d’idéologie libérale visant dans la protection même de l’enfance, à substituer la notion de contrat à celle d’obligation. « On a trop reproché à l’Etat de réguler par le haut, argue Pierre Naves, inspecteur général des affaires sociales et co-auteur du rapport, à l’usager désormais d’évaluer le service rendu ». Et de demander aux parents s’ils sont satisfaits de la mesure d’assistance éducative judiciaire dont il font l’objet - leitmotiv dudit rapport - question contenant plus de réponse que de question. Résultat, en vertu du principe de l’offre et la demande - contrat oblige - on fait cette fabuleuse découverte : le danger est soluble dans le marché.
En relevant la famille de son obligation d’éducation, ce qu’on ne manquera toutefois pas de lui rappeler dans le dossier pénal, c’est, plus avant, l’Etat qui se dédouane d’une obligation d’éducation, renonçant à garantir le respect d’une mission d’intérêt général, propre du service public. Logique et précédent qui permettront bientôt à un ministre de l’Education nationale de supprimer d’un seul coup l’obligation et l’échec scolaire.
Cet abandon attendu de la compétence du juge pour enfants au civil, plus agi que parlé, contre lequel on n’entend guère les magistrats s’élever, n’est pas étranger à l’encombrement de leur cabinet au pénal. Injustement attaqués sur leur manière parfois expéditive de traiter le civil, leur disponibilité réduite en raison cette explosion de délinquance des mineurs, sans moyens supplémentaires et sans les revendiquer, les juges pour enfant, sur ce point, se font ignorer voire entérinent leur réddition : « La double compétence du juge pour enfants est de plus en plus résiduelle en Europe. Je ne suis pas sûr que l’on pourra garder ça » déclarait Hervé Hamon, président du tribunal pour enfants de Paris, aux journées de Pratiques Sociales en octobre 2001.
C’est pour dire que ce n’est pas simplement « les éducateurs [qui] doivent affirmer leur identité professionnelle et ne pas avoir honte de leur travail » comme le déclare Jean-Pierre Rozenczveig, et que s’« il faut entrer dans un travail pédagogique en direction de l’opinion publique », l’appel aux associations et syndicats de professionnels de l’enfance en danger, pour « réagir collectivement et faire entendre leurs convictions », n’aura la portée attendue que si ceux regroupant les magistrats donnent de la voix.
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