Et si les pauvres n’étaient plus identifiés en tant que pauvres mais comme une population en souffrance psychique ? C’est-à-dire requérant des soins plutôt que la sortie de leur situation précaire. Et si ces soins légitimaient à bon compte l’action publique ? « Il est pauvre mais on s’occupe de sa souffrance psychique ».
L’idée n’est pas récente mais prend du corps depuis que Xavier Emmanuelli, créateur du Samu Social, a mis en évidence cette autre souffrance des exclus.
Il n’est pas question ici de faire la distinction comme les sociologues entre « pauvreté résiduelle » et « nouvelle pauvreté » ni de décrire les processus d’exclusion ou de ghettoosation ou encore les effets sur les enfants de ce manque d’avenir face à une société de consommation omniprésente. Il n’est pas question non plus de s’interroger une fois encore sur un éventuel lien de causalité entre des parents eux-mêmes maltraités sur le plan social, économique et culturel, et le risque qu’ils maltraitent à leur tour leurs propres enfants.
Etre pauvre, c’est-à-dire être prolétaire était autrefois une situation vécue collectivement : une classe sociale. Dans ses difficultés, elle pouvait garder et développer une dignité et un honneur. Aujourd’hui la pauvreté, la précarité est une exclusion : l’exclu est sorti du corps social, ramené à sa situation individuelle. Le dernier ancrage dans le collectif qui lui reste est celui qui passe éventuellement par ses enfants à l’école ! Sans enfants - s’ils sont placés - l’exclusion est totale.
Les nombreuses « tares » - l’alcool, les maladies, le manque d’hygiène, les mauvais traitements aux enfants - dont les familles pauvres du début du siècle étaient porteuses, ont été progressivement gommées. Comme dans une position inverse, on ne décrit plus les difficultés des pauvres pour ne plus les stigmatiser, mais ne pas les stigmatiser n’est-ce pas finalement ne plus les nommer ne plus les voir, en quelque sorte les faire disparaître ?
Aujourd’hui n’assiste-t-on pas à une autre façon de faire disparaître la pauvreté en ne s’intéressant plus qu’à ses effets, à savoir la souffrance psychique qu’elle engendre ? Au début du siècle les premières « visiteuses à domicile » luttaient contre les grands fléaux sociaux - la tuberculose, la syphilis, le manque d’hygiène - chez les pauvres. Aujourd’hui, devant cette poche de pauvreté que même en période de reprise économique, l’État est dans l’incapacité de réduire, les travailleurs sociaux n’ont-ils pas la tentation de ne plus voir que la souffrance psychique des pauvres, d’ailleurs trop souvent confondue avec la maladie mentale ?
On pourrait le penser quand on observe par exemple les chiffres de l’ODAS qui mesurent chaque année les signalements d’enfants en danger faits à l’ASE. Les caractéristiques de la population concernée en montrent bien la précarité. Ainsi, ces enfants en danger ne vivent avec leurs deux parents que dans 43 % des cas contre 81 % des enfants de la population générale, 36 % d’entre eux vivent dans des familles monoparentales, alors que celles-ci ne sont que 11 % dans la société française. L’inoccupation de leurs parents présents au foyer signe encore plus cette situation précaire : les trois quarts des mères seules et près de la moitié des pères ou des beaux-pères sont inoccupés.
Mais face à cet état des lieux, qu’observe-t-on lorsque l’on interroge les travailleurs sociaux sur les problématiques dominantes qui ont conduit au signalement ? Que ce sont massivement les problèmes psychiatriques, l’alcoolisme, ou la toxicomanie qui sont cités en premier lieu, puis les carences éducatives et les séparations ou divorces conflictuels. Mais, comme dans un évitement, les difficultés financières, le chômage, la maladie, l’habitat ne sont évoqués que de façon tout à fait marginale. En même temps, la plainte des services de protection de l’enfance à l’égard des secteurs psychiatriques grandit : la tentation de psychiatriser une population pauvre ou précarisée est importante.
C’est ici que l’on voit poindre une autre issue et un autre risque : pourquoi cette souffrance cependant d’origine sociale, cet affect douloureux, ne pourrait-elle être renvoyée - et peut-être enkystée - dans la psychiatrie ? Il semble que les circulaires des 14 mars 1990 et 11 décembre 1992, relatives aux orientations de la politique de santé mentale pour les adultes et les enfants aient contribué à ce passage de la maladie mentale à la santé mentale, c’est-à-dire cet état où souffrance psychique et difficultés sociales peuvent se rejoindre.
On comprend mieux alors la tension qui peut s’exercer entre des équipes de plus en plus organicistes ou qui restent farouchement psychanalytiques et d’autres, pour qui une forme de « psychiatrie sociale » et une certaine clinique psychosociale pourrait s’envisager avec les travailleurs sociaux.
Bien évidement il faut distinguer celui qui souffre, du malade mental : ce diagnostic est l’affaire du psychiatre ! Mais au-delà, c’est à une nouvelle forme d’approche thérapeutique que cette souffrance appelle conjointement les « psys » et les « sociaux ». Pas l’un ou l’autre ! Les deux ! Évaluer ensemble cette demande et partager la souffrance qu’en miroir leur impuissance face à la pauvreté leur inflige, et apporter autant que possible le soulagement nécessaire. A condition que le « soin » des effets des inégalités ne justifie et n’escamote pas ce problème politique : des pauvres dans une société riche.