LA FIN DES TRAVAILLEURS SOCIAUX ?
Jacques ION dans un récent essai [1] analyse le dépérissement du « noyau dur » des travailleurs sociaux et note la progressive substitution dans le secteur social de la notion de qualification par celle de « référentiel des compétences ». L’arrivée en force des nouveaux bénévoles surqualifiés, le développement des nouveaux métiers du social, notamment ceux liés à la personne, la mobilisation de compétences relationnelles pour des métiers hors du social (agents ANPE, îlotiers, enseignants, agents d’accueil, régisseurs...), l’indétermination des publics et des situations, le défaut d’offres à disposition, toutes ces dimensions effectives de la réalité du secteur soulignent selon l’auteur le fait que « les travailleurs sociaux ne sont plus au centre du social ». Cette difficulté à repérer aujourd’hui les frontières de l’intervention sociale ou plus prosaïquement à comptabiliser ceux qui interviennent dans le champ de l’action sociale est à l’origine du programme de recherche de la MIRE (observer les emplois et les qualifications des professions de l’intervention sociale), à la veille du lancement des schémas de formation des professionnels du social.
1°- LE PROGRAMME MIRE : UN CONSTAT, TROIS AXES ET TROIS PRINCIPES
Le programme MIRE est parti du constat qu’il n’existe plus de vision claire du champ des intervenants du social, débouchant sur un déficit de connaissances et de mesures, notamment statistiques 2. Les objectifs du programme se déclinent autour de trois axes :
Analyser les formes d’intervention sociale
Analyser les professions
Opérer un recensement
Le programme retient trois principes :
Ne pas privilégier l’hypothèse d’une opposition entre professionnels centraux de l’action sociale et professionnels périphériques liés à des dispositifs.
Privilégier une démarche inductive d’observation dont la sortie permette de proposer des critères pertinents de segmentation.
Privilégier une entrée par les employeurs, en analysant les liens contractuels entre les intervenants et leurs employeurs.
Sept équipes sur sept terrains de recherche (7 départements) ont étudié chacune une partie ou un groupe d’intervenants sociaux.
Nous montrerons ci-dessous que les difficultés rencontrées par les chercheurs et certaines conclusions de telle équipe ou des rapports de synthèse sont liées soit à des contradictions conceptuelles ou méthodologiques issues des objectifs et/ou des principes de départ du programme, soit à des interprétations des notions posées au départ par le programme.
2°- L’INTERVENTION SOCIALE, UNE REALITE A DECOUVRIR ?
Ainsi l’usage de la notion d’intervention sociale est-elle justifiée dans le programme par « les travaux précédents » (sans que l’on sache bien lesquels), mais surtout cette notion est posée comme un concept par certaines équipes qui tentent de trouver une réalité à un terme qui, ainsi, acquiert une légitimité à notre sens usurpée. (Le terme) « ne constitue pas (...) une invention. On en trouve trace dans le vocabulaire administratif du milieu des années 80, ... »
La validation du terme comme réalité à découvrir repose pour l’équipe de Seine et Marne de la MIRE [2] sur l’usage du mot par Nicole Questiaux au début des années 80, sa reprise parcimonieuse par de rares chercheurs, son usage dans l’intitulé d’un rapport du Conseil supérieur du Travail social et par une quinzaine de départements pour désigner leurs services sociaux. Outre que la diffusion du terme jusqu’au programme de la MIRE paraît assez faible, les exemples cités ne démontrent qu’une réalité langagière dont on ne sait pour l’heure si elle va passer l’épreuve du temps, c’est-à-dire si la notion sera suffisamment opérationnelle pour désigner de manière explicite et univoque un contenu de réalité compréhensible par tous ou au moins par un groupe d’individus (chercheurs, universitaires, professionnels, etc.) partageant l’emploi du terme sous un sens commun.
Les chercheurs précités donnent une vague proportion statistique sur l’emploi du terme (15 départements concentrés dans le Sud et l’Ouest) sans préciser ce que recouvrent ces appellations ni de quelles manières l’usage du terme est justifié.
L’ambiguïté de la démonstration se renforce lorsque les auteurs ajoutent : « les nomenclatures statistiques, celle du Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois en particulier, s’appuient aussi sur cette notion ». La formulation est ici pour le moins ambiguë : elle sous- tend que l’utilisation par le ROME (qui n’est d’ailleurs pas définie), est un exemple d’utilisation par les organismes officiels de la statistique française du terme. Or, le Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois, nomenclature statistique de l’ANPE est la seule nomenclature à utiliser ce terme. Ceci est un premier point.
Mais le second est encore plus gênant : pour mettre en place cette nomenclature, l’ANPE a fait appel, on ne sait pourquoi à l’ANPE de Franche-Comté et donc à des « experts » en travail social de cette région. Malgré nos questions répétées à l’ANPE, nous n’avons pas obtenu les raisons de ce choix... Or, en Ile-de-France, nous avons voulu mettre en place un « bilan de l’emploi dans le secteur social », en collaboration avec 8 ANPE (1 par département) dont nous avons formé les agents aux questions du social. Nous sommes donc passés par le ROME pour présenter une photographie claire et complète du marché de l’emploi dans le secteur « de l’intervention sociale » : nous avons très vite renoncé, en découvrant les absurdités du ROME en la matière : autant la catégorie professionnelle « 11 » regroupant les « personnels des services aux personnes et à la collectivité » est pertinente, autant la catégorie professionnelle « 23 », « professionnels de l’intervention sociale » est particulièrement exemplaire de l’application du « concept » d’intervention dans le domaine social ; on a voulu ainsi rassembler les « intervenants d’action sociale » (code 23112) et surtout les « intervenants éducatifs » (code 23151).
Cela amène logiquement ( !?) à rassembler sous la même catégorie 23151 :
les éducateurs spécialisés (auxquels se rajoutent en appellations spécifiques les « éducateurs d’action éducative en milieu ouvert », « les éducateurs de prévention spécialisée, « les éducateurs de rue », « les éducateurs de la PJJ ») ;
les délégués à la probation ;
les moniteurs éducateurs ;
les AMP ;
les moniteurs d’atelier ;
les éducateurs techniques ;
métiers et professions qui n’ont ni le même statut, ni le même niveau de qualification, qui se répartissent dans des secteurs, établissements ou services différents, qui ne touchent pas les mêmes populations [3], qui ne partagent même pas une culture professionnelle, bref, dont le rassemblement laisse sans voix et dont on se demande comment l’ANPE a pu valider ces chimères...
La catégorie 23112 regroupe l’animateur social et l’assistant de service social, qui peuvent avoir comme appellation spécifique « conseiller en économie sociale et familiale » ou « conseiller social » [4] qu’il ne faut pas confondre avec les conseillers en développement local.
La catégorie 23132 accueille les animateurs d’activités culturelles ou techniques du niveau V au niveau III, c’est-à-dire de l’animateur de colonie de vacances (BAFA) à l’animateur - directeur d’une maison de quartier (DEFA) !
Last but not least, il n’est pas possible, selon le service statistique régional de l’ANPE de différencier les métiers au sein de chaque catégorie. On peut ainsi lire dans chaque région des commentaires sur l’évolution du marché de l’emploi chez « les animateurs » ou chez « les éducateurs - intervenants éducatifs » qui font frémir.
Cependant, si on utilise le terme d’intervention sociale pour ce qu’il est, une pré-notion qui permet de nommer provisoirement un champ plus large que le pré carré traditionnel des professions historiques de l’action sociale, l’usage du terme peut être de quelque utilité. Comme le dit Guiddo de Ridder, la vertu principale de la notion d’intervention sociale a sans doute été de porter l’attention des observateurs sur « les frontières du champ social » [5] et sur des régions peu connues du champ, « souvent les plus peuplées et les moins prestigieuses » [6] . Mais en tant que telle, l’expression « intervention sociale » « n’a sans doute pas les vertus que d’aucuns lui prêtaient. Son pouvoir de désignation et de catégorisation est faible. Elle ne délimite pas un champ d’action. Elle ne renouvelle pas fondamentalement les concepts. Elle spécifie en fait un type de pratique dans un champ donné mais qui revêt de multiples formes d’exercices concrets » (op cit).
Le programme MIRE proposait aux équipes de recherche de partir d’une définition a priori de « l’intervenant social », définition très large soumise aux employeurs qui devaient décider qui, dans leurs services, correspondait à cette définition [7] : « est considéré comme intervenant social, un professionnel et non un bénévole, qui exerce une activité spécialisée dans le domaine social, à titre principal ou à titre secondaire de son activité professionnelle, en direction de personnes, de groupe de personnes ou d’un territoire ».
Cette définition appelle plusieurs remarques :
Elle est un prolongement discutable des constats de la fin des années 80, qui notaient l’arrivée sur le terrain de l’action sociale des élus (maires, conseillers généraux), et la fin du monopole du travail social pour les professions traditionnelles du social (éducateurs, assistants sociaux, éducateurs de jeunes enfants, conseillères en économie sociale et familiale). La volonté des élus de maîtriser l’action sociale en direction de leurs électeurs et de mobiliser toutes les professions ayant un contact avec ceux-ci a fait dire à certains que « tout le monde faisait du social ».
Ouvrir la définition de l’intervenant social à tout professionnel exerçant une activité dans le domaine social à titre principal ou secondaire, c’est laisser la possibilité aux employeurs [8] et notamment aux collectivités locales, de considérer les métiers de la fonction publique territoriale, les agents administratifs, les personnels de l’accueil, les métiers de l’animation sportive, les personnels de nettoyage ou de gardiennage comme des intervenants sociaux.
En fait, au-delà de ces catégories professionnelles, toute profession peut exercer à titre secondaire une activité spécialisée dans le domaine social : policiers, pompiers, mais aussi (pourquoi pas) notaire, mécanicien, coiffeur, informaticien, etc... L’informaticien d’une mairie peut mettre en place un programme de connaissance des prestations sociales sur le territoire de la commune ; il peut ainsi correspondre à la définition. Acceptation plus large encore : le coiffeur, dans son salon, connaît souvent la vie quotidienne des habitants ; il donne son avis, rassure ou simplement dédramatise tout évènement en nivelant les échanges et en offrant ce faisant une heure de répit à son client. Le coiffeur peut donc entrer dans la définition de la MIRE, même s’il a peu de chance de travailler pour un employeur reconnu dans le champ de l’action sociale.
Laisser aux employeurs le soin de placer telle ou telle profession ou activité sous la catégorie « intervenant social » n’a qu’un intérêt très limité [9] : on peut imaginer les raisons de cette classification ; mais celles-ci sont si diverses d’un employeur à un autre, ou d’un type d’employeur à un autre qu’on ne peut rien faire des résultats ainsi collectés. Il semble que les chercheurs, voire les responsables du programme, aient confondu le deuxième principe (privilégier une démarche inductive d’observation) et le troisième (privilégier une entrée par les employeurs) et que cette erreur ait été « induite » par la définition même de l’intervenant social proposé par le programme : « l’absence de représentation construite autour de cet intitulé d’ « intervenant social » et la grande variabilité des interprétations provoquées par cette formulation auprès des acteurs institutionnels » [10] a fait dire à l’équipe du GREFOSS qu’il aurait mieux valu commencer par une phase qualitative afin de proposer une définition plus proche des réalités professionnelles.
Enfin, les équipes de recherche du programme n’ont pas constaté de déclassement massif des travailleurs sociaux « canoniques », ni de promotion de professionnels du social d’un autre type [11]. Le CREDOC précise même : « qu’il y ait, au sein des professions et des emplois du social, des recompositions, des redéploiements, voire des incorporations de métiers jusqu’alors tenus en périphérie, ne signifie pas pour autant que nous enregistrons un éclatement des métiers du social, ou l’apparition d’un social d’un autre type. Relativiser la place des emplois de l’insertion dans le secteur d’activités observé nous paraît être une sage précaution, en préalable » [12]. Ce que, par contre, la plupart des équipes constate, et notamment l’équipe du Nord qui a travaillé avec la DRASS, c’est l’importance des métiers du domicile et notamment des aides à domicile et des assistant(e)s maternel(le)s.
4°... OU LES QUALIFICATIONS EN MATIERE D’INTERVENTION SOCIALE ?
On aurait pu faire l’hypothèse que deux types de métiers étaient en émergence : ceux du domicile (aides ménagères, assistant(e)s maternel(le)s, aides à la personne) et dans une moindre mesure ceux de l’insertion professionnelle et proposer un protocole d’accord, reprenant l’analyse concernant l’évolution du champ social et des situations de terrain, mais proposant une définition large et complète -non pas de l’« intervenant social »- mais de la qualification en matière d’intervention sociale [13]. C’est ce que nous proposons ci-dessous.
La qualification en matière d’intervention sociale repose sur une triple capacité :
capacité à connaître, analyser, comprendre une situation sociale problématique 1(capacité de diagnostic) ;
capacité à proposer des modes de résolution spécifiques et cohérents (capacité de ressources) ;
capacité à accompagner les personnes dans l’évolution de leur situation sociale (capacité d’accompagnement global).
Cette définition peut permettre de tracer le spectre des emplois depuis les mieux reconnus (par les conventions collectives, les définitions de postes, les statuts, les fonctions effectives, cf. les professions dites « canoniques ») jusqu’aux emplois les plus précaires et /ou ciblés sur une partie de ces capacités (aides ménagères, emplois à domicile). Mieux encore, parmi les individus de telle profession (par exemple, les assistants sociaux), cette entrée par les capacités d’action permet de différencier les postes (polyvalence, suivi RMI, agents spécialisés dans le logement, suivi FSL, etc...) et d’analyser ainsi les écarts entre la qualification du professionnel et la qualification du poste de travail.
Cette définition a l’avantage de s’appliquer aussi bien aux personnes qu’aux organisations de l’action sociale. Elle permet de prendre en compte l’appartenance institutionnelle et d’approcher la « compétence collective » (Michel Autès) [14] développée par telle ou telle institution ou au contraire le ciblage ou la réduction des capacités sur telle ou telle mission.
C’est dans le cadre de cette triple capacité, totale ou partielle, que peuvent se comprendre les groupes types de tâches proposés par J.N. Choppart et D. Beynier [15] (accueil, instruction et suivi de dossiers, conseils et construction de parcours individuels, conception et direction de projets, etc...). C’est à partir de ce cadre que peuvent se recomposer des métiers, recouvrant des tâches, liées à des capacités.
Sans cette définition préalable des « qualifications » dans le champ de l’intervention sociale, on risque de reconstruire a posteriori une typologie peu opérationnelle en confondant emploi et métier. Ainsi l’équipe du GREFOSS tente in fine une typologie des emplois (métiers de la présence sociale, de l’organisation sociale ou de l’intervention sociale) qui a peu de sens et d’opérationnalité à moins d’être appliquée aux institutions et aux politiques et non pas aux individus.
Enfin, cette définition de départ des qualifications est cohérente avec le système à quatre pôles d’activités ou de fonctions proposé par l’équipe de Guido de RIDDER.